Quelques jours avant la grève (des transports du 5 décembre)

Publié le par Le Rétif

On en parle depuis des semaines comme on parlerait d’invasions barbares menaçantes aux portes de la ville. J’avoue que je préférerais largement entendre parler de l’An 01 qui approche, l’urgence écologique s’étant ajoutée au besoin humain vital. Mais ça n’est plus ou pas encore la mode.
Bribes de conversation dans le métro :
"- Ouais, y en a marre de leurs grèves ! Ils font que se plaindre, ces foutus syndicalistes. Ils sont bons qu’à toujours râler !"
Je me suis demandé si les gens qui étaient devant moi étaient des syndicalistes puisqu’ils semblaient coller à la définition. Et de ce que j’avais pu voyager je me rappelais qu’à l’étranger c’était parfois comme ça qu’on voyait les Français : comme des gens qui se plaignaient pas mal.
C’était donc une confirmation qu’on était bien en France et que des Français parlaient des Français. Même s’il y avait ceux qui râlaient collectivement et ceux qui râlaient dans leur coin.
 
J’ai vu une jeune femme dans le métro qui lisait un livre. C’est devenu suffisamment rare pour qu’elle suscite ma curiosité. Elle avait du mal à avancer dans sa lecture, bousculée par les gens qui regardaient leurs écrans, évitant de croiser les regards d’autres humains et criant alternativement dans leurs téléphones. La jeune femme portait un manteau qui ressemblait à de la fourrure que je supposais fausse, car j’avais du mal à imaginer un vrai manteau de fourrure dans le métro aux heures de pointe. Elle avait une apparence soignée et un air strict. A première vue je l'ai imaginée plutôt bourgeoise ou des couches supérieures des classes moyennes. Détail important : elle tenait ostensiblement la couverture de son livre vers moi : Emile Zola, Germinal. Une fille accoutrée de cette façon, lisant ça en filant droit vers les Champs Elysées, j’ai trouvé ça tellement cocasse que j’aurais souhaité lui parler ! C’était une étincelle de poésie brute éclaboussant la grisaille du métro-téléphone-boulot-dodo. Mais avant de pouvoir faire un pas vers elle, voilà que la foule se pressant pour descendre m’a éloigné d’elle. J’ai pensé à une vraie bourgeoise aventureuse, sentant peut-être que les privilèges de sa classe étaient remis en cause et voulant comprendre la psychologie des pauvres, leur essence éternelle. Elle prenait donc le métro en plein rush en lisant Germinal. Un acte de cynisme innocent peut-être aussi. Ou encore une rebelle anonyme faisant une action de terrorisme poétique au milieu de la populace. Cette version-là avait une saveur particulière : ça rendait cette femme désirable.
Un peu plus tard j’ai croisé une rombière hurlant dans son téléphone à propos d’un mur moisi dans la maison qu’elle louait. Elle disait qu’il fallait mettre du scotch pour cacher le mur, qu’elle aimait les choses « bien faites ». Je pensais à la fois à l’horreur d’être mêlé malgré moi à une intimité aussi dégoûtante qu’aux murs de ma chambre qui moisissaient semaine après semaine, imaginant que ma propriétaire était peut-être aussi ce genre de personne.
 
Je passais près des Champs Elysées tous les jours, d’abord avec la chanson de Joe Dassin au bout des lèvres, puis avec une autre moins consensuelle. Car si la première était un appel conformiste et désinvolte à la consommation effrénée et à l’accélération de la fin du monde, « La bande à Bonnot » elle, était plus jubilatoire. Sur les Champs, ça me donnait l’impression de défier tout ce luxe tapageur inégalement réparti.
A propos de luxe tapageur, j’ai voulu aller faire un peu de lèche-vitrines dans le quartier. J’y ai vu avec étonnement des « sneakers » à 750 euros, des vestes de costard à 1300 ou 1900 euros. Pas des chiffres aussi ronds, mais à ce prix, on me pardonnera d’oublier quelques dizaines d’euros. Avec 2000 euros on avait donc ici des chaussures et un haut. 2000 euros, il m’aurait fallu 6 mois pour pouvoir les dégager de mon salaire, une fois déduits le prix de mon loyer et de ma nourriture quotidienne. Et encore, avec seulement des chaussures et une veste de costard je me serais senti un peu nu...
Puis j’ai vu des ceintures à 175 euros, je crois. J’en étais même plus sûr tellement tous ces chiffres me paraissaient indécents. J’ai vu à nouveau des sneakers à 750 euros. 750, 750, 750, comme un prix minimum. Ce prix-là, ça doit être le tarif Leader Price des Champs Elysées. J’en ai trouvé une paire tellement moche avec ses côtes et son bout carré que j’ai eu honte que ça soit proposé à la vente. Des bottes, enfin, avec des prix tout aussi odieux... et une perle rare : une paire de bottes à 23 000 euros !
Dans une vitrine organisée exprès pour elle elle trônait comme des chaussures divines, possiblement dorées à l’or fin. Je me suis demandé s’il y avait pas des chiffres après la virgule pour m'induire en erreur. Mais non, c’était bien 23 000 euros !
 
Puis j’ai pensé à ces soi-disants journalistes qui causent tous les jours sur les grandes chaînes de télé en appelant « privilégiés » ceux qui ont des régimes de retraite spéciaux qu’ils veulent conserver pour vivre des vieux jours dignes, les faire échapper aux appétits d’une classe supérieure tellement vorace qu’elle ronge le bien commun. Ces journalistes sans tête ou sans âme ne voient pas les vrais privilégiés, ils regardent rarement dans cette direction, trouvant ça probablement normal.
Et ceux qui se soucient du maintien ou de l’augmentation de leur confort matériel au moment ou d’autres tentent de défendre leur droit à la vie ne peuvent pas comprendre. Certains semblent tomber de haut en réalisant qu'il y aurait plusieurs France... J'y pense à chaque fois que je vois ma fiche de paye, quand je passe au métro Charonne ou devant le Mur des Fédérés. Alors quand j’entends parler de la grève, je tends l’oreille pour savoir de quel côté sont les gens qui s’expriment : plutôt de ceux qui en ont marre des fins de mois à découvert et ont peur pour leur avenir ou de ceux qui trouvent qu’ils sont trop dérangés dans leurs achats de Noël ?
Tous les samedis on peut voir une longue guirlande de camions de CRS sur les Champs Elysées pour protéger les magasins de luxe des manifestations de gilets jaunes. On doit se rappeler l'incendie du Fouquet's. Un jour j'ai même été accueilli par des CRS à la sortie du métro quand j’allais travailler. J'ai eu une appréhension, n'aimant pas me faire contrôler. D'autres jours je vois aussi de gros rassemblements de police, sans savoir pourquoi. Ca rend l'atmosphère pesante.
En tout cas, en plein mois de décembre, ceux qui portent des lunettes de soleil sur les Champs Elysées sont plus des riches que des aveugles. Et on peut faire confiance à leur sens inné du superflu. Pour garder mon calme au milieu de ces gens je pense à « Ma môme » de Ferrat qui me fait toujours l’effet d’une bouffée d’oxygène.
 
 
De la veste à 1300 euros à d'autres marchandises aux prix cauchemardesques
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