Le concon masqué

Publié le par Le Rétif

Première grosse sortie depuis la fin du déconfinement relatif depuis le 11 mai. J’ai un bus à prendre pour rejoindre ma grand-mère à une trentaine de kilomètres pour lui tenir compagnie dans une période difficile.
Comme je suis parti un peu précipitamment, je ne me rappelle plus où j’ai mis mon masque en tissu.
Avant de monter dans le bus, j’utilise mon écharpe pour me masquer le visage comme le font les gangsters dans les westerns. Je suis devant le bus, face au chauffeur. Il me regarde, je lui souris, même s’il ne le voit pas forcément. Par précaution sanitaire la porte avant du bus a été condamnée. Je monte donc par l’arrière : c’est gratuit.
Je m’installe complètement à l’avant dans le sens de la marche. La personne la plus proche est le chauffeur dans sa cabine, à plus de 2m de moi. En fouillant dans mon sac à dos je mets enfin la main sur le masque en tissu que ma mère m’a fait quelques jours plus tôt. Je le glisse autour du cou par-dessus mon écharpe. Car alors que je communique par texto, mes lunettes se couvrent de buée. Difficile de respirer et de voir en même temps avec un masque quand on est un fichu binoclard.
 
Je baisse donc mon masque le temps que dure ma conversation écrite. Ma batterie est presque vide. A la moitié du trajet, le chauffeur profite d’un arrêt pour se lever. Il m’apostrophe. Ayant un interlocuteur en face, je remonte mon masque par précaution. Sur un ton agressif il m’accuse de ne pas avoir de masque.
Je lui dis que si, mais que je l’avais baissé, ayant du mal à respirer dans le no man’s land de l’avant du bus. J’ajoute que je ne fais pas n’importe quoi, remettant mon masque quand j’ai quelqu’un près de moi. Ses mots sont cinglants :
« - Je vous ai regardé depuis que vous êtes monté dans le bus. Vous n’avez pas de masque !
- Vous avez raison, je me suis mis une écharpe sur le visage avant d’entrer. Mais une fois à l’intérieur j’ai mis mon masque.
- Vous ne savez pas ce que le respect veut dire !
Après l’agressivité, voilà que le bonhomme me fait la morale. Je lui explique que je fais juste un trajet pour rejoindre ma grand-mère, que c’est une situation stressante et que je ne supporterai pas de me croquer le cerveau sur un motif aussi absurde. Le robot déroule son argumentaire :
- Vous n’avez pas de masque donc pas le droit de rester dans le bus ! Descendez ou je vais appeler la sécurité ! Ils vont appeler la police et vous allez prendre 135 euros d’amende !
Voilà les menaces maintenant. L’idée me traverse de le gifler en guise de protestation, mais je pense à mes sacs à dos et à ma grand-mère qui m’attend. Je suis furieux :
- Vous savez quoi ? Je vais descendre parce que vous êtes un abruti. »
 
Pour mettre un peu plus de piment dans tout ça, le bus suivant ne vient pas. Je discute avec une femme qui comme moi attend. Probablement russe, vu son accent. Elle me glisse que le bus que j’attends n’est pas passé depuis plusieurs jours. J’avais pourtant appelé la société de transport pour avoir une confirmation de son passage.
Deux autres lignes semblent aller dans la même direction quoiqu’en mettant plus de temps. Je demande confirmation à la gare routière. De derrière leurs masques, les yeux des employées me répondent qu’elles peuvent me donner les horaires de passage officiels des bus sans pour autant pouvoir assurer qu’ils passeront... C’est ma veine, voilà qu’il se met à pleuvoir.
Je songe aux dernières semaines où je suis toujours sorti masqué au milieu de gens qui ne l’étaient pas. Voilà que je tombe sur un obsessionnel des règlements qui décide que je dois être puni car mon masque n’est pas à son goût...
J’interroge une chauffeur sur le passage éventuel des différents bus allant dans ma direction. Elle n’en sait rien. Par taquinerie et auto-dérision j’ai demandé à la Russe si elle avait un masque quelque part sur elle. N’ayant rien de visible, il pourrait lui arriver une mésaventure comparable à la mienne. Elle répond qu’elle en a un dans son sac. J’ai du mal à comprendre la logique qui pousse à avoir un masque dans son sac et à le mettre uniquement pour monter dans le bus. Je suppose que c’est une préoccupation non pas sanitaire (sinon elle le porterait partout où elle est proche d’autres gens) mais légaliste (elle le porte uniquement pour que les chauffeurs la laissent tranquille).
Mon cerveau semble fonctionner tout à fait autrement puisque moi je le mets impérativement quand des gens sont proches et que je l’enlève pour respirer lorsqu’ils sont loin. Comme j’ai un peu de mal à respirer de derrière mon masque pendant que je lui parle, elle me demande si j’ai un masque !
Je lui demande interloqué si elle me fait une blague. Elle répond froidement par la négative. J’ai peur. Serais-je en train de basculer dans la folie ?
 
Mon téléphone n’a plus de batterie. L’obsolescence programmée a frappé. Une première fois parce qu’il se décharge très vite. Une seconde car le chargeur recharge la batterie à une lenteur infinie. Je dois donc déballer mon PC pour y raccorder mon mobile, le temps d’avoir suffisamment d’électricité pour pouvoir informer mon oncle de là où je me trouve. Il va venir me chercher en voiture. Je me sens vraiment en échec pour le coup : impossible de faire une si petite distance par mes propres moyens.
Quelle époque étrange où on a besoin d’un téléphone mobile pour faire 30 km et d’un ordinateur pour pouvoir le recharger quand il ne peut plus se recharger normalement 1 an et demi après son achat…,Je me sens étouffé par cette impression d’être cerné par des gens aveuglément soumis à des règles, exercent un pouvoir mortifère sur ceux qui les entourent pour qu’eux aussi s’y soumettent. Le bon sens serait-il une espèce menacée ?
Je reste encore un moment remonté au souvenir de ce chauffeur idiot, aussi zélé qu’une machine, à la colère chaude qu’il m’a inspiré. Je me dis que juste avant d’être incarné dans son corps, son âme a dû être victime d’une faute de frappe. Elle a dû s’incarner en « chauffeur » au lieu de « chauffeuse », comme ça devait être prévu pour tenir chaud aux êtres humains. Pauvre âme condamnée à errer dans un corps sans être capable de communiquer...
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