Un passage à Marseille pour la "Marche des Libertés"
Ça fait plusieurs mois que je vis entre quatre murs à faire des recherches historiques. Du fond des tunnels de la mémoire où je creuse, une évidence s'est traînée jusqu'à moi : je devais participer à cette « Marche des Libertés » du 28 novembre. Cette « loi de sécurité globale » allait effroyablement renforcer l'impunité policière.
Et cette frustration que je sentais monter depuis trop longtemps, cette morosité et cette négativité, l'incompréhension face aux comportements des autres et parfois face à mes propres comportements, le sentiment de fuite du sens et la peur qui ouvraient la voie aux pires fantasmes complotistes, c'était bien à Macron et ses camarades qu'on les devait.
J'avais passé une année entière à Paris avec la peur d'aller manifester suite à la sauvagerie que j'avais vue le 1er mai 2019. CRS, BAC, BRAV et Ministre de l'Intérieur avaient allié leurs efforts pour présenter comme des criminels des manifestants qui voulaient simplement éviter les gaz et les coups de matraque.
Depuis trois ans, on vivait sous les assauts d'un état major résolu à imposer au plus grand nombre les intérêts d'une infime minorité, une guerre larvée qui s'était peu à peu changée en blitzkrieg contre toutes les structures représentant le bien commun.
A coups d'yeux crevés et de mains arrachées on faisait passer un message : voilà ce qui attendait potentiellement celles et ceux qui oseraient descendre exprimer leur désaccord dans la rue. En d'autres temps on fusillait cinquante otages pour marquer les esprits. Si l'idéologie était différente, difficile de ne pas voir une même volonté de répandre la terreur.
J'ai donc vérifié s'il existait un cadre légal : comment formuler cette foutue attestation dérogatoire pour être dans les clous et échapper à l'amende de 135 euros ?
Le site du Figaro disait qu'il était possible d'aller manifester si la préfecture avait donné son accord. Si même Le Figaro le disait, c'est que le champ était libre !
Les versions du syndicat Sud Solidaire du Ministère de l'Intérieur divergeaient pas mal. Sud Solidaires conseillait de rédiger comme motif : « rassemblement, réunion ou activité sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public (article 3 du décret suscité), déclaré au préfet de département, qui ne l’a pas interdit. »
Le Ministère disait lui : « Dès lors que le rassemblement n’est pas interdit, les personnes souhaitant y participer doivent pouvoir se rendre sur le lieu de la manifestation, sauf à remettre en cause l’exercice de ce droit. Dans ces conditions, ce déplacement doit s’inscrire dans l’une des dérogations mentionnées à l’article 4 du décret. Afin de faciliter le contrôle du motif retenu par les usagers dans leurs attestations dérogatoires de déplacement, les préfectures sont invitées, en lien avec les organisateurs et les forces de sécurité intérieure, à identifier le motif de déplacement le plus opportun, eu égard à la nature de la manifestation :
- Si la manifestation revendicative autorisée présente un motif professionnel, le motif « déplacement professionnel » doit être renseigné (motif 1°)
- Si la manifestation revendicative autorisée présente un autre motif, le motif « familial impérieux » ou « d’intérêt général » doit être renseigné (motif 4° ou 8°)"
Pour être tranquille, je me fais deux attestations en suivant les deux recettes.
Comme je suis en avance, je passe par le local de SUD, boulevard Longchamp. C'est le syndicat dont je suis le plus proche. D'autant que je passe actuellement aux prud'hommes à Paris et que c'est un syndicaliste de SUD qui me défend.
Mais j'ai trop envie de prendre l'air pour attendre leur départ groupé.
A 14h au Vieux Port, un hommage à Zineb Redouane est prévu, la vieille dame de Noailles qui s'était faite tuer par une grenade lacrymo de la police (alors qu'elle fermait ses volets de son appartement au 4e étage) en décembre 2018 dans le quartier de Noailles. A 14h30 a lieu le rendez-vous pour le départ de la manif. Je loupe l'hommage, car il y a du raffut au milieu du Vieux Port. Une femme entourée de gilets jaunes qui hurle sur plusieurs personnes, dont un élu en écharpe tricolore. Elle gueule tellement fort que ça attire les curieux. Quand je comprends que l'élu est probablement communiste (vu les militants qui l'entourent avec des autocollants du parti), qu'elle les traite de « collabos » et que d'autres en gilets jaunes derrière en rajoutent, je trouve que ça sent très mauvais. Un vieux communiste devient rouge vif :
« - Oh !!! Tu sais ce que ça veut dire "collabo" ??? »
Je lui donne raison. Ça me rappelle la polémique récente avivée par Michel Onfray, notre bougon national, ex-prof de philo que je trouvais génial il y a quelques années, mais qui se prenait pour un philosophe probablement suite à une opération malheureuse qui avait interverti l'entrée et la sortie de son appareil digestif.
Je pense à Charles Tillon, à Auguste Lecoeur, à Georges Guingouin (pour ne citer que des grands noms de la résistance communiste). Je pense à tous ces FTP-MOI engagés pour beaucoup en 1940 et à d'autres dont j'ai oublié le nom.
« Collabos »... On peut en reprocher des choses aux communistes, mais pas ça.
On me glisse plus tard que la colère de ces gens a peut-être un lien avec la politique de la ville, la gentrification, etc. Possible, mais les mots ont une histoire... qui fait parfois la gueule.
Comme souvent à Marseille, la manif est un rassemblement piétinant sur place pendant presque une heure. J'ai le temps de faire le tour et de discuter avec un certain nombre de militant.e.s. Pas mal d'extrême-gauche, dont beaucoup que je vois pour la première fois, comme le POID (Parti Ouvrier Indépendant et Démocratique) qui est venu en force, mégaphone, drapeaux déployés et grosse présence de femmes dont beaucoup semblent dans la quarantaine. Je leur achète leur journal (une adresse à Montreuil). Je récupère d'autres tracts : Combattre pour le socialisme (adresse à Montreuil aussi), Comité de liaison des jeunes pour la révolution (une adresse mail à priori locale). Plus loin je vois flotter au vent des drapeaux du PCF dont les militants sont souvent assez âgés ou très jeunes (des Jeunesses Communistes). J'aperçois deux drapeaux de l'UCL (fusion d'Alternative Libertaire et de l'OLS), un de la CNT, un autre du NPA, deux de la CGT.
Je retrouve des gens que je fréquentais il y a vingt ans et que j'avais perdus de vue depuis mon départ à Paris il y a deux ans. Ils me racontent la lutte pour sauver le quartier de la Plaine qu'ils ont menée et perdue, l'enthousiasme de la solidarité qui s'était tissée et la déception qui a suivi. On parle aussi de nos origines familiales, de l'héritage des valeurs dans les familles communistes.
Après ça je fait cavalier seul pour parcourir la manif. Il y a tellement de monde que je me sens claustrophobe. J'ignore si c'est que j'ai perdu l'habitude ou si c'est Paris qui m'a angoissé (soit à cause de ce fameux 1er mai soit que j'aurais développé une intolérance aux bousculades). Je cherche à faire une photo d'ensemble de la manif, mais je n'arrive pas à remonter suffisamment en amont. Passée la ligne droite de la Canebière, un virage à 90°, une autre ligne droite, un virage à 90°, ligne droite, virage... Je me retrouve dans un cortège plein de jeunes qui se mettent à crier : « Police partout ! Justice nulle part ! » Ce bon vieux slogan qui résonne tellement en moi que je me mets à le crier avec eux.
C'est rare que je crie des slogans en manif. Le côté moutonnier me freine, je suppose. Pourtant là c'était cathartique, un plaisir absolu, un besoin de l'ordre de l'hygiène mentale. Quand on approche de la préfecture, des voix lancent « Police nationale, milice du capital ! » Je ne crie pas, mais ça me fait sourire. C'est cinglant, c'est vieux, mais c'est bien mérité.
Comme je ne peux pas faire de photos du cortège (je suis venu très léger en cas de bousculade policière) et que mon téléphone n'a plus de batterie, je fais comme ça vient, surtout des photos de manifestant.e.s avec des panneaux qui me plaisent et quelques graffitis que je trouve tordants. A un moment je réalise que, porté par le flot du cortège, je me suis retrouvé exclusivement entouré de jeunes. Il semblerait que la manif se soit transformée en manif sauvage. Les détonations d'artifices me déchirent les oreilles à plusieurs reprises. Je comprends qu'il est temps pour moi de filer.
J'ai passé la journée à me nourrir exclusivement de chocolat au praliné bio (de la marque Vivani), une vraie drogue, de bananes et d'un dessert sans gluten acheté au "Bar à pain". Le monde n'a probablement pas beaucoup changé, mais cette énergie m'a rempli. Partager nos colères, crier ensemble dans une même direction et rigoler des slogans pleins d'esprit ou de méchanceté contre les "caramentran" qui nous gouvernent, ça n'a pas de prix...