Autobiographie familiale
Suite à mon investissement intensif dans le Maitron ("dictionnaire du mouvement ouvrier - mouvement social"), on m'a proposé de participer à un ouvrage collectif de PROMEMO (Provence & Mémoire du monde ouvrier), coordonné par l'historien Gérard Leidet. Le livre devait sortir en décembre 2020 à l'occasion du centenaire du Congrès de Tours, évoquant 100 ans de militantisme du PCF dans les Bouches-du-Rhône.
Comme j'étais plongé dans l'histoire de mes grands-parents, l'idée d'écrire sur ma famille a sonné comme une évidence. J'ai choisi de témoigner sur le thème de la transmission des valeurs égalitaires au sein d'une famille sur plusieurs générations. J'allais raconter une partie de ce que j'avais déjà découvert après des mois de recherches et mettre en avant les figures militantes sur lesquelles j'avais déjà écrit dans le Maitron.
Je publie ci-dessous le texte de ma participation à l'ouvrage "Le PCF dans les Bouches-du-Rhône, 1920-2020 : Cent ans de luttes et de débats".
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1920-2020 : L'héritage
Renaud Poulain-Argiolas
Une fille de militants de la génération de mes parents me disait il y a peu que si quelqu'un est historien, il devrait y avoir de bonnes raisons de croire en ce qu'il dit. Cette croyance un peu aveugle en ceux qui exercent un pouvoir intellectuel grâce à un savoir spécialisé m'a rappelé le parcours de l'historien Howard Zinn. Enseignant, il avait l'habitude d'annoncer à ses élèves en début d'année que l'objectivité dont on leur rebattait les oreilles n'existait pas, qu'un historien choisissait parmi une multitude de faits, influencé par son milieu d’origine et ses croyances personnelles.
Zinn attendait que ses cours soient des lieux de débat permanent où les élèves argumenteraient en s'appuyant sur des faits. Son Histoire populaire des États-Unis eut un succès considérable. Tranchant radicalement avec l'histoire habituellement écrite du point de vue des puissants, il rendit visibles les rapports de force entre différents groupes sociaux dans l'histoire de son pays, mettant en avant la lutte des classes et les combats émancipateurs.
Toute la profondeur de sa démarche pourrait se résumer à cette phrase : « Tant que les lapins n'ont pas d'historiens, l'histoire est racontée par les chasseurs. »
C'est un cadeau de grande valeur qu'il fit, autant aux historiens d'aujourd'hui qu'à l'imagination humaine.
Quand on pense aux combats pour l'émancipation, le mot « communiste » n'est jamais très loin. C'est un mot qui renvoie à une histoire longue, riche, plurielle, ponctuée de moments de gloire, de contributions à l'histoire du bien commun, qui inspirent la fierté, mais aussi à une histoire parsemée de contradictions, de luttes intestines, d'atrocités et de défaites face à l'ordre établi. Il faudrait probablement écrire une histoire DES communismes, toutes écoles de pensée confondues.
A un niveau plus intime, ça me renvoie à mes racines familiales, aux valeurs dans lesquelles j'ai grandi et à l'influence qu'elles ont eu sur mes choix et ma vision du monde.
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Mes racines familiales
Pour réaliser un travail biographique j'ai dû me plonger récemment dans l'histoire de mes arrière-grands-parents, Angelo Argiolas et Battistina Cesaraccio, communistes sardes, arrivés en France dans les années 1910-1920.
Angelo aurait débarqué seul à Marseille pour y chercher du travail, après une année passée comme prisonnier de guerre italien dans l'Est de l'Europe pendant la Première guerre mondiale. Vers 1920, il travailla dans une tuilerie de L'Estaque, qui n'était plus vraiment un village de pêcheurs et pas encore tout à fait un arrondissement de Marseille.
Battistina avait immigré plus tôt avec ses parents et ses six frères et sœurs. Elle travailla en 1917 à l'usine Kuhlmann de L'Estaque, qui fabriquait des produits chimiques, puis à la cantine tenue par ses parents, fréquentée par les ouvriers des différentes usines du site industriel. C'est là que les futurs époux se seraient rencontrés.
Après avoir eu deux garçons, Paul en 1922 et Jean-Marie en 1924, ils déménagèrent à Port-de-Bouc. Angelo travailla alors à l'usine Kuhlmann locale, puis comme docker au port de Caronte (entre Martigues et Port-de-Bouc), Battistina fit des ménages, notamment à l'hôtel restaurant Le Cyrnos. Ils eurent deux filles à Port-de-Bouc : Pascaline en 1926 et Élisabeth en 1930.
Les quatre enfants Argiolas furent des militants communistes. Paul travaillait aux Chantiers et Ateliers de Provence au moment du lock-out de 1949. Sa mère fit partie des femmes qui animèrent la solidarité avec les ouvriers des chantiers pendant les quatre mois de bras de fer avec la direction. Ayant des responsabilités à la CGT, Paul fut parmi les licenciés.
Lors du lock-out de 1938, un de ses beaux-frères, Louis Barsotti, communiste lui aussi, avait déjà été mis dehors. La première entreprise de la ville persévérait pour arracher la mauvaise herbe syndicaliste et communiste qui avait la prétention de lui faire réduire ses marges de profit.
Par la suite, Paul fut rédacteur en chef de La Marseillaise, puis responsable du Petit Varois et membre du bureau fédéral du PCF du Var.
Jean-Marie enchaîna les métiers, travaillant successivement comme charpentier en fer, docker, manœuvre, facteur aux PTT, charpentier et boiseur avant d'entrer à la SNCF. A Miramas, il sera trésorier du syndicat CGT des cheminots et de la section du PCF. Il sera aussi militant du Mouvement de la Paix.
Paul et Jean-Marie s'engagèrent en 1943 dans les FTP, plus tard absorbés dans les FFI, elles-mêmes intégrées au niveau départemental dans le régiment Rhône et Durance d'Arles. Au moins une partie du régiment devint le 2e bataillon du 8e zouaves en Afrique du Nord, qui fut soumis à une sanction disciplinaire lorsque ses soldats refusèrent de surveiller le camp du Bossuet. La prison était remplie de détenus politiques (syndicalistes, communistes et progressistes algériens) et les jeunes engagés voulaient se battre contre le nazisme, pas servir de geôliers à des camarades.
Pascaline et Élisabeth eurent des responsabilités plus modestes. La première fut responsable d'un cercle de l'UJFF de Port-de-Bouc dans l'après-guerre, puis secrétaire des élus sous la municipalité Rieubon.
Élisabeth, bien que très jeune pendant la guerre, travaillait de nuit aux PTT. Elle répétait à son frère Paul tout ce qu'elle entendait dans les communications en lien avec les Allemands. Si elle est connue des Port-de-Boucains pour avoir épousé le champion de pétanque Pierre Brocca, communiste lui aussi, qu'elle suivit dans ses tournois et encouragea pendant plusieurs décennies, elle fut également membre du parti.
Assis au centre : Angelo et Battistina Argiolas. Derrière Battistina : Paul et sa femme. Derrière Angelo : Jean-Marie et sa femme Paulette. A droite de la photo : Pascaline et Alexandre Carbonnel, son époux. A gauche de la photo : Élisabeth et son mari Pierre. Au dernier rang : les enfants de Paul et Élisabeth avec leurs femmes. En bas à gauche : les fils de Jean-Marie et Paulette.
Marius Tassy était un autre de mes arrière-grands-pères. Très tôt orphelin de mère, il grandit dans la paysannerie du Var avant d'être embauché comme cheminot en 1930 par la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée. Il adhéra en 1942 au PCF clandestin de Port-de-Bouc, alors dirigé par Charles Scarpelli. Tout en participant à un triangle de résistance actif sur le triage de Caronte avec César Cauvin et un certain Carrière, il cacha des militants recherchés par les autorités vichystes. Georges Lazzarino et Paul Argiolas, résistants communistes, trouvèrent notamment refuge chez lui, ainsi qu'un cheminot blessé, Louis Michon, que Marius aurait refusé de conduire à l'hôpital pour lui éviter d'être capturé.
Paulette Tassy, ma grand-mère, est l'aînée des enfants de Marius. Elle n'avait que quatorze ans à la fin de la guerre. Cependant, elle s'imprégna des idées de son père en évoluant au milieu des résistants et syndicalistes qui fréquentaient le domicile familial (Scarpelli, « Zé » Nunez, Cauvin, Carrière...). Son père lui fit découvrir Filles de France, le journal de l'UJFF, organisation créée pour mettre à l'honneur les femmes de l'UJRF, qui se sentaient écartées des responsabilités par leurs camarades masculins. Paulette rencontra ainsi Pascaline Argiolas, responsable d'un cercle de l'UJFF de Port-de-Bouc, et Paul Argiolas, responsable de l'UJRF.
Elle fit ensuite la connaissance de leur frère Jean-Marie, avec qui elle participa à des rassemblements militants à Lyon et à Nice. Pendant plus de soixante ans Paulette et Jean-Marie partagèrent la fièvre du communisme.
2. Militants du cercle Ayala de l'UJRF de Port-de-Bouc lors du IIe congrès de l'organisation à Lyon, 1948
De droite à gauche : Jean-Marie Argiolas, Paulette Tassy et Antoine Santoru.
Pour compléter la recette de mes origines, il convient d'ajouter les aromates qu'ont constitué les mariages en faisant entrer de nouvelles histoires dans les légendes familiales. Mon grand-oncle Yves Tassy, deuxième enfant de Marius, épousa Yvette Domenech, une des filles d'Albert Domenech, communiste venu d'Algérie. Arrêté en 1941, interné, puis déporté à Dachau, Domenech eut des responsabilités aux Chantiers et Ateliers de Provence après la Libération.
Pascaline Argiolas épousa en premières noces Louis Barsotti, qui avait été membre du premier triangle clandestin des JC de Port-de-Bouc pendant la guerre. Barsotti fut lui aussi arrêté en 1941, envoyé de prison en prison jusqu'à Buchenwald. En secondes noces Pascaline se maria avec Alexandre Carbonnel, ancien responsable des FTP.
Mes grands-parents Jean-Marie et Paulette eurent trois enfants, B. (ma mère), S. et F. Tous et toutes furent des militants du Parti, y compris les femmes de mes oncles. Lorsqu'il rencontra ma mère, J. Poulain (mon père), venait d'une famille de droite. Quand il fut embauché comme ouvrier sur le site pétrochimique de Lavéra, son père lui recommanda de garder ses distances avec la CGT et le PCF. Il adhéra tout de même au syndicat, puis au parti.
La femme de mon oncle F., P. Favaro, était une des petites-filles d'Arthur Favaro, responsable FTP, qui fut un des 28 résistants fusillés le 13 juin 1944 par les troupes allemandes à la Roque d'Anthéron.
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Valeurs et modèles familiaux
Dans mon enfance, il venait toujours un moment où les repas de famille tournaient à la mêlée générale quand on commençait à parler politique. Bien que ce ne fut sans doute pas la seule cause, il y avait des désaccords générationnels. Chez les anciens, je sentais une volonté de préserver des structures et des habitudes déjà bien ancrées, une idée de la discipline aussi ; chez les plus jeunes, le désir de se réapproprier les outils théoriques, en tenant compte de leurs personnalités et des changements de mentalités qui s'étaient opérés en plusieurs décennies militantes. L'éternelle opposition entre besoins de sécurité et de liberté devait aussi peser dans la balance. J'ai appris plus tard qu'une génération avant, les discussions politiques entre Angelo et Paul Argiolas (le père et son fils aîné) étaient déjà âpres. D'un côté on pensait peut-être : « Jeunes idéalistes, ils finiront bien par changer d'avis... », de l'autre : « Vieux sectaires, ils ne changeront pas ! ».
Quand j'avais un an, ma grand-mère m'emmenait déjà à des réunions du PCF. Le 11 avril 1981, à trois ans, j'étais au meeting de Georges Marchais, au stade Vélodrome de Marseille. Les réunions de cellule avec ma mère, les campagnes d'affichage, le porte-à-porte militant m’immergeaient en profondeur dans cette culture de partageux. Les campagnes électorales étaient des moments d'exaltation absolue dans lesquels toute la famille basculait jusqu'à la dernière minute, comme dans un match de foot auquel nous aurions tous participé. Chaque sortie en ville était accompagnée des commentaires des adultes sur les affiches visibles dans la rue. Je crois pouvoir affirmer sans exagérer que ma grand-mère, qui me gardait souvent, m'a principalement donné les premières bases de ma culture politique.1
Les couloirs de mon enfance sont pleins de camarades qui parlent fort, qui viennent à l'heure du café, rigolent de la cuisine au salon, se passent les plats et se chamaillent en parlant politique. Certains objets symboliques y sont fortement associés, des objets portant une certaine « religiosité » pourrait dire un ethnologue.
Je visualise l'appartement du 6, rue Henri Lang à Miramas, où ont vécu mes grands-parents de 1960 à 2020. Rien que l'adresse raconte déjà une histoire, car Henri Lang était un responsable de la SNCF du Sud-Est avant la Seconde guerre mondiale. Destitué par Vichy parce qu'il était juif, il mourut en déportation à Auschwitz2.
Dans la chambre d'ami, un chapeau vietnamien fut longtemps suspendu au mur, avec un badge « J'aime la paix » accroché dessus. Il rappelait les campagnes contre les guerres d'Indochine et du Vietnam. Ma mère avait le même chez nous à Martigues. Un coupe-papier et un cendrier célébraient le 60e anniversaire du Parti en 1980, un porte-clefs portait au dos l'inscription : « LA FRANCE A DE L'AVENIR – Produisons français ! » et un tabouret enchanté se dressait dans la cuisine : il s'ouvrait et cachait dans son ventre tout un éventail de cirages et de brosses pour faire briller les chaussures. C'était presque un objet sacré dans un univers où le fait-main et le produit localement valaient déjà de l'or. C'est Dominique Pédinielli, un camarade, qui l'avait construit pendant son apprentissage en menuiserie.
Parmi les objets précieux de la maison, il y avait aussi ce que mon grand-père me présentait comme son encyclopédie, Les Deux géants : Histoire des États-Unis et de l'URSS, de 1917 à nos jours, 5 volumes (deux rouges, deux bleus et un noir) publiés entre 1962 et 1964 sous les plumes d'André Maurois et Louis Aragon. Le Petit Larousse illustré 1974 à couverture rouge de mes parents, rehaussé d'un dessin de la faucille et du marteau sur la tranche, me faisait un peu l'effet des Deux géants.
1 J'ai une pensée amusée pour la saillie misogyne de Proudhon qui reprochait aux femmes d'inculquer aux enfants une vision conservatrice du monde.
2 La mairie de Miramas, par facétie ou ignorance, anglicisa à un moment l'ancien panneau de rue Henri Lang en HenrY Lang. C'est peut-être la même raison qui fait que la rue adjacente s'appelle Pinoncelly alors qu'il y eut deux cheminots militants célèbres du nom de Pinoncely (avec un seul L) à Miramas.
A la Mérindole, à Port-de-Bouc. Ma mère est au centre, entourée de Jean Pédinielli (à gauche), secrétaire de section de Miramas, et Dominique Pédinielli (à droite), fils du précédent, un des fondateurs des JC de Miramas.
Dans la chambre d'ami de la rue Henri Lang, il y avait un poster « Chile Vencerá ! » me reliant à ce 11 septembre 1973, qui scella les assassinats d'Allende et de Victor Jara. Mouloudji chantait sur une affiche en levant la main, main qui faisait une ombre menaçante pour mon regard d'enfant. Le profil de Danielle Casanova semblait n'avoir jamais connu que cette position. J'oubliais toujours le nom de l'homme dans la bibliothèque du salon, trônant austère depuis sa photo en noir et blanc. Mon grand-père, portant le drapeau du PCF de Miramas, avait fait le trajet jusqu'à Paris avec son copain Juana pour les funérailles de cet inconnu qui rassemblèrent environ 200 000 personnes. Ma mère s'y était rendue en bus. Dolorès Ibarruri, « la Passionaria », était présente ce jour-là. Présente à l'enterrement de celui que je sais maintenant être Jacques Duclos ou dans mes souvenirs personnels ? J'en douterais presque tellement ces personnages me sont devenus familiers à force d'être évoqués.
Il y avait un poster vert et noir aussi : « MANDELA Liberté ! ». Ma grand-mère me parlait toujours de lui la voix tremblant d'émotion lorsqu'il était en prison. De toute façon elle me parlait toujours très émue de ceux qui souffraient ou étaient morts pour la liberté ou l'égalité.
Dans le Panthéon de mon imaginaire d'enfant il y avait également Missak Manouchian, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Marty et Tillon, Henri Krasucki, Angela Davis, Francesca Solleville, Yves Montand, Louise Michel, Sacco et Vanzetti, les Rosenberg, Aragon, Éluard, Prévert, Jean Ferrat et l'incontournable Ambroise Croizat. Il y avait les morts illustres, rangés au rayon des mythes et légendes, et aussi les vivants, ceux qui avaient survécu à l'inimaginable ou ceux qui en étant nommés régulièrement prenaient à leur tour une aura teintée de merveilleux.
Je revois le « siège ». Contrairement à ce que le nom de l'endroit pouvait suggérer, j'y restais rarement assis. C'était le siège du PCF de Miramas, rue Castagne, dont le nom me fait sourire aujourd'hui, là où on faisait notamment la « colle Duclos ». Au moment où j'écris, les trois lettres stylisées du parti faites au pochoir sur la façade sont toujours là, tout comme le platane dans la cour avec son éternelle pub Coca-Cola, qui n'est pas du tout rouge, mais bleue.
Depuis cette époque, j'ai écrit sur un certain nombre de ces militants dans le dictionnaire du mouvement ouvrier en ligne (le Maitron) pour leur rendre hommage. Je songe aux Juana (Roger était cheminot cégétiste et Dany militante de l'UFF), aux Caramini (René était lui aussi cheminot cégétiste et sa femme Rosette à l'UFF), aux Pédinielli (Jean, le père, résistant, et Dominique, son fils, qu'on appelait « Piédi » en estropiant leur nom), à Denise Clément (membre de l'UFF, qui fut à ma connaissance la première femme élue à Miramas). J'entends le rire de Georges Santana, un rire puissant qui me faisait un peu peur et qui était hautement contagieux. Je pense aux Reynaud, aux Vighetti, à Yvonne Astier, Juliette Demory, Renée Cabiac (femmes de l'UFF), à Roger Morard (secrétaire de l'UL CGT) ou encore à Louis Deluy et Jean Ligé (cheminots révoqués en 1947, figures de martyrs ouvriers de la lutte des classes). Il y avait les anciens, déjà là au temps du Front populaire : Louis Cote, Fernand Julien, Mimi et Georges Xéridat, qui avait fait partie des Brigades internationales. Et les plus jeunes, de la génération de ma mère : comme mes oncles, S. et F. Argiolas, et leur copain Gallès.
C'est presque 40 ans après un événement important dont j'avais été témoin que j'ai pu mettre avec joie un nom sur le visage d'un homme que je voyais sur une vieille photo. Il était debout sur un bord de la scène, parlant au micro à une foule rassemblée en arc-de-cercle devant la gare de Miramas. Moi j'étais sur le bord opposé de l'image, seul enfant, aux côtés de mes grands-parents. Cette scène, je le sais maintenant, c'était le 12 mars 1982, jour de la réintégration des cheminots révoqués en 1947 pour faits de grève. Un de ces grands jours où la honte est lavée et où on se sent fier d'appartenir au monde ouvrier. L'homme parlant au micro, c'était Francis Nardy, secrétaire du syndicat CGT des cheminots.
A Port-de-Bouc, où mes grands-parents avaient passé une partie de leur jeunesse, il y avait les Domenech (Albert et Fifi), les Caparros, les Nunez, les Belleguic, les Guigue, les Giovannini, les Giorgetti, les Santoru... Ces noms, je les ai découverts ou redécouverts longtemps après. Pourtant une place était déjà prête pour eux dans mon cœur. Tous m'étaient intuitivement familiers, familiers au sens de « faisant partie de la même famille ». De Martigues où j'ai grandi, je garde notamment un souvenir ému des Sautel, des Manca et des Luard (Claude et Mado), qui étaient des voisins3.
Et puis partout, il y avait aussi ceux qui avaient pris du galon en devenant maires ou davantage, comme Thorrand, Lombard ou Rieubon. Évoquer leurs noms suffisait pour lancer un grand débat dans la famille, vu que tantôt on les portait aux nues tantôt on rêvait de les déboulonner, au gré des dernières péripéties électorales.
A cette liste de noms déjà longue4 j'ajouterai celui d'André Cometto, qui porta le matricule 69954 au camp de Buchenwald. J'ai une tendresse particulière pour lui, parce qu'il était venu dans mon collège pour raconter à ma génération son vécu dans l'univers concentrationnaire.
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Nourrir l'imaginaire collectif
Mijoter toute une enfance dans la marmite du militantisme communiste a inévitablement développé chez moi une intolérance aux injustices, de même qu'un intérêt pour les proscrits et les rebelles. De plus, le contact avec une grand-mère et une mère qui lisaient beaucoup a attisé mon amour des livres, ma curiosité de ce qu'on peut y trouver. Je me suis nourri d'auteurs, dissidents et poètes, dont les ouvrages ont été autant de clefs pour laisser entrer dans mon imagination les quatre vents de l'espoir.
Lorsque le mur de Berlin est tombé, annonçant l'effondrement du bloc de l'Est, un intellectuel dont le nom m'échappe demanda qui allait désormais faire peur aux riches. Même si je ne suis pas militant comme mes ascendants, ma volonté d'écrire repose en partie sur le besoin de résister au monde que veulent imposer les élites financières et politiques, détruisant tout ce qui relève de la solidarité et du bien commun, pour bâtir un monde uniforme, cauchemardesque et sans vie.
Les livres m'ont enseigné l'importance des phrases qui appellent à la vigilance, comme celle de Croizat lors de la création de la Sécurité sociale après la guerre :
« Ne me parlez pas d'acquis sociaux mais de conquis sociaux, car le patronat ne désarme jamais. »
Créant un début de cercle vertueux, ma famille m'a transmis le goût de... la transmission : partager ce que j'apprends, ce que je vois, pour le mettre en commun, au service de la « communauté », de l'intérêt collectif.
3 Mado Luard étant la seule avec qui je savais que je pouvais parler de la poésie de Maïakovski.
4 Et je demande pardon à celles et ceux que j'aurais pu oublier. Difficile d'être exhaustif quand on n'a pas vécu dans toutes ces villes et qu'on se remémore ces événements plusieurs décennies plus tard.
Il y a un point que je vis à la fois comme un héritage et un dépassement de ce que j'ai vécu enfant : penser par soi-même et l'exprimer.
J'ai vu mes aînés se méfier des puissants. C'est pour moi une preuve de bon sens quand on mesure à quel point le pouvoir peut couper de la réalité vécue par le commun des mortels autant qu'enivrer ceux qui l'exercent. On m'a donc appris à désobéir et à douter. Pourtant j'ai ressenti la souffrance de mes proches. Malgré leur sincérité, je les ai vus tiraillés entre des prises de position intransigeantes et des alliances avec des gens qu'ils considéraient la veille comme des ennemis irréconciliables, entre des valeurs profondes qu'ils vivaient au quotidien et le devoir d'obéissance à leur direction (même si des consignes venaient contredire ce qui avait été défendu précédemment), prôner un athéisme militant et excommunier ceux qui avaient publiquement critiqué la « ligne », exalter la camaraderie et assimiler les positions divergentes à celles de leurs pires ennemis.
Je suis bien conscient qu'il est plus facile d'écrire cela en 2020 que dans les années 1920, 1930 ou 1940. Toujours est-il que ces expériences m'ont fait aspirer à la congruence et que les injonctions paradoxales me font fuir aujourd'hui.
Si dire non, c'est prendre un risque, c'est aussi refuser de cautionner.
Un non-communiste célèbre (Einstein) écrivait : “Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire .” Quant à Eugène Pottier, il glissait dans L'Internationale : « Il n’est pas de sauveurs suprêmes / Ni Dieu, ni César, ni Tribun. », des mots qui répétés à l'infini comme un mantra incitent à réfléchir.
Ma mère me raconta que mon grand-père eut longtemps un parcours professionnel instable parce qu'il revendiquait et lançait des grèves en permanence. Il finissait par quitter l'entreprise ou se faire pousser vers la sortie. Si je n'ai jamais été syndiqué, je ne compte plus le nombre de fois où j'ai quitté un lieu de travail, où on m'a mis dehors et où je me suis retrouvé dans le bureau du directeur. Il n'empêche que lorsque j'avais 18 ans et que je me rendis pour la première fois à une manifestation anarchiste importante, c'est mon grand-père communiste qui me construisit un drapeau noir avec un bout de tissu, un manche à balai et des clous dorés.
Prolongeant l'idéal égalitaire de mes aïeux, j'ai dû me pencher sur la question du féminisme. Engels écrivait bien : « Dans la famille, l'homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. » Même si pendant longtemps il fut répondu aux femmes communistes qu'après la révolution les inégalités seraient toutes abolies, mon athéisme m'a fait comparer l'argument avec celui que les prêtres catholiques adressaient aux fidèles qui ne se satisfaisaient pas de la vie de souffrance proposée par l’Église : après la mort tout serait forcément mieux. On sait depuis que rares sont les êtres humains renonçant d'eux-mêmes à leurs privilèges. Toutes les militantes ne peuvent pas être non plus des Alexandra Kollontaï.
Enfin, il y a d'autres données qui furent ignorées auparavant et ne peuvent plus l'être aujourd'hui, comme la question écologique. Si on ne peut pas reprocher honnêtement aux communistes du passé d'avoir véhiculé la croyance dominante que le progrès passait par l'industrialisation sans limite, il en va autrement à présent.
Pour conclure, je voudrais partager quelques citations, des pépites qui me tiennent lieu de boussole. La première pourrait bien mettre d'accord les rebelles et les révolutionnaires d'hier, d'aujourd'hui et de demain :
« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.
La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.
La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »
Ce n'est ni de Marx ni de Rosa Luxemburg. C'est de Hélder Câmara, évêque catholique brésilien et partisan de la théologie de la libération.
Face à ce qu'on voit de l'évolution du monde et la misanthropie qui fait plus de dégâts que n'importe quelle épidémie, Gramsci m'aide souvent à relativiser :
« Je suis pessimiste par l'intelligence mais optimiste par la volonté. »
Eduardo Galeano aussi :
« Elle est à l'horizon (…) Je fais deux pas en avant, elle s'éloigne de deux pas. Je fais dix pas de plus, l'horizon s'éloigne de dix pas. J'aurai beau marcher, je ne l'atteindrai jamais. A quoi sert l'utopie ? Elle sert à ça : à avancer. »
Si les adversaires de l'idée d'égalité se succèdent à travers le temps en changeant de noms et de formes, le combat égalitaire semble condamné à la même peine : renaître interminablement de ses cendres.